On pense souvent que les arts martiaux, c’est le karaté, le judo, et peut-être le taekwondo. Mais si vous allez en Chine, au Japon, en Corée, en Thaïlande, ou même dans des régions isolées de l’Inde ou du Caucase, vous découvrirez des centaines de façons différentes de se battre, de défendre, de bouger, et de penser le corps. La vraie question n’est pas combien il y en a, mais comment les compter.
Il n’y a pas de chiffre officiel - et c’est normal
Si vous posez la question à un professeur de karaté, il vous dira peut-être 200 styles. Un expert en arts martiaux chinois en citera 500. Un chercheur en anthropologie vous répondra : « Ça dépend de ce que vous appelez un style. »
Pourquoi cette confusion ? Parce qu’un style n’est pas toujours une école organisée avec un certificat et un logo. C’est souvent une famille, un village, un ancien qui a transmis une méthode unique à quelques élèves. Beaucoup de ces pratiques n’ont jamais été écrites. Elles vivent dans les mémoires, les mouvements, les rituels. Et quand elles sont enregistrées, elles sont souvent classées différemment selon les pays, les époques, ou les objectifs : combat réel, santé, spiritualité, performance.
Les estimations les plus sérieuses - celles basées sur des archives, des ethnographies et des recensements de maîtres vivants - parlent de plus de 1 500 styles distincts dans le monde. C’est plus que le nombre de langues vivantes. Et ce chiffre ne fait que croître, car de nouvelles combinaisons émergent chaque année.
Les grandes familles : où chercher les racines
Plutôt que de compter chaque style un par un, mieux vaut les regrouper par origine géographique et philosophie. Voici les cinq grandes familles qui englobent la majorité des pratiques connues.
- Asie de l’Est : Chine, Japon, Corée. C’est ici que se trouvent les plus anciennes et les plus documentées. Le kung fu chinois compte plus de 400 sous-styles, comme le Wing Chun, le Tai Chi, le Shaolin, ou le Baguazhang. Le Japon a développé le judo, l’aïkido, le kendo, et des centaines de koryū (écoles anciennes) comme le Tenshin Shōden Katori Shintō-ryū, fondée au XVe siècle.
- Asie du Sud-Est : Thaïlande, Indonésie, Philippines, Myanmar. Le muay thai, le silat, l’arnis, le kali, et le bokator sont des systèmes de combat très efficaces, souvent liés à la guerre et à la survie. Le bokator cambodgien, par exemple, utilise des techniques de morsure, de marteau-pilon, et de frappe aux articulations - des éléments rares ailleurs.
- Inde et Himalaya : Le kalaripayattu, originaire du Kerala, est considéré comme l’un des plus anciens arts martiaux du monde, avec des traces remontant à plus de 3 000 ans. Il mêle mouvements de danse, armes, yoga et médecine ayurvédique. Des pratiques similaires existent au Népal et au Tibet, souvent liées aux monastères bouddhistes.
- Europe : On oublie souvent que l’Europe a eu ses propres systèmes de combat. L’escrime historique européenne (HEMA) reconstitue des techniques du Moyen Âge et de la Renaissance : sabre, épée longue, dague, hallebarde. Des manuscrits comme ceux de Johannes Liechtenauer (XVe siècle) détaillent des systèmes complets. En Russie, le sambo combine la lutte et des techniques de frappe. En Géorgie, le chidaoba est un art martial national avec des règles strictes et des armes traditionnelles.
- Afrique et Amériques : Le capoeira brésilien, né de l’esclavage, mélange danse, acrobatie et combat. En Afrique de l’Ouest, le dambe nigérian est une forme de boxe traditionnelle avec des poings renforcés. En Amérique du Sud, le luta livre est un système hybride de lutte et de frappe développé par les descendants d’esclaves.
Les styles modernes : quand la technologie change la combat
Les arts martiaux ne sont pas figés dans le temps. Depuis les années 1980, des systèmes hybrides ont vu le jour, conçus pour être efficaces dans les combats réels, pas pour les démonstrations.
Le MMA (Mixed Martial Arts) est le plus visible : il combine le judo, la boxe, la lutte gréco-romaine, le Brazilian Jiu-Jitsu, et le muay thai. Mais il y a aussi des systèmes comme le Krav Maga, développé par l’armée israélienne, qui n’a pas de forme esthétique - seulement des techniques pour désarmer, désorienter, et neutraliser rapidement. Le Systema russe, lui, se concentre sur la respiration, la relaxation, et l’adaptation au stress, même sous la torture.
Ces styles modernes ne sont pas « moins authentiques ». Ils sont simplement nés d’un autre besoin : survivre dans un monde où les règles ne sont pas écrites, et où l’ennemi ne porte pas de kimono.
Comment un style devient officiel - ou pas
Un style ne devient « reconnu » que s’il est enseigné, transmis, et documenté. Mais ce n’est pas toujours une question de légitimité. Parfois, c’est une question de pouvoir.
Le karaté, par exemple, était une pratique locale d’Okinawa jusqu’au début du XXe siècle. Il a été standardisé, nommé, et intégré au système éducatif japonais pour renforcer l’identité nationale. Avant cela, il existait sous des noms comme « te » ou «唐手 » - mais pas sous la forme que nous connaissons aujourd’hui.
De même, beaucoup de styles chinois ont été réécrits ou simplifiés après 1949 pour être enseignés dans les écoles d’État. Le tai chi, autrefois une pratique secrète de familles, est devenu un exercice de santé pour des millions de personnes - et a perdu une grande partie de sa dimension combat.
Les styles qui ne sont pas soutenus par des institutions, des médias ou des fédérations risquent de disparaître. Un maître âgé qui n’a pas d’élève, une technique enseignée uniquement dans un village isolé, un livre manuscrit qui n’a jamais été photocopié : tout cela peut être perdu en une génération.
Combien de styles sont encore vivants aujourd’hui ?
Sur les 1 500 styles estimés, environ 400 à 600 sont encore activement enseignés dans des écoles, des clubs, ou des familles. Le reste est perdu, fragmenté, ou transformé en spectacle.
Les styles les plus répandus ? Le karaté, le judo, le taekwondo, le kung fu, le muay thai, le Brazilian Jiu-Jitsu, et le MMA. Ce sont ceux qui ont trouvé un public, une structure, et une visibilité.
Les styles les plus rares ? Le bokator (Cambodge), le kalaripayattu (Inde), le chidaoba (Géorgie), le dambe (Nigeria), ou le HEMA en Europe. Ils sont souvent pratiqués par moins de 100 personnes dans le monde. Mais ils vivent. Et chaque fois qu’un jeune les apprend, ils survivent un peu plus longtemps.
Le vrai enjeu : ne pas perdre ce qui ne se vend pas
On ne compte pas les arts martiaux comme des livres dans une bibliothèque. On les compte comme des langues en danger. Chaque style est un code de pensée, une façon unique de voir le corps, le temps, et la violence.
Le karaté n’est pas juste des coups de poing. C’est une discipline de respect, de patience, de contrôle. Le tai chi n’est pas un exercice doux. C’est une méditation en mouvement qui apprend à transformer la force de l’adversaire en faiblesse. Le silat n’est pas une danse. C’est une arme vivante, enseignée dans l’ombre, pour protéger les siens.
La question « combien y a-t-il de styles ? » n’est pas une question de chiffres. C’est une question de mémoire. De transmission. De respect.
Si vous voulez vraiment savoir combien il y en a, allez voir. Parlez à un vieil homme dans un village du Vietnam. Observez un enfant qui apprend le kalaripayattu sous un arbre en Inde. Regardez un groupe de femmes en Géorgie qui s’entraînent avec des bâtons en pleine nuit. Ce ne sont pas des statistiques. Ce sont des vies.
Comment découvrir un style qui vous correspond ?
Ne commencez pas par chercher le « meilleur » style. Commencez par chercher ce qui vous fait vibrer.
- Vous aimez la précision, les règles, la discipline ? Essayez le kendo ou le judo.
- Vous voulez apprendre à vous défendre dans la rue ? Le Krav Maga ou le MMA sont faits pour vous.
- Vous cherchez à calmer votre esprit et à renforcer votre corps en douceur ? Le tai chi ou le aikido peuvent vous changer la vie.
- Vous êtes attiré par l’histoire, les armes, les rituels ? Explorez le HEMA ou le kalaripayattu.
La plupart des écoles proposent des essais gratuits. Essayez-en deux ou trois. Ne restez pas avec le premier professeur que vous trouvez. Le style compte, mais le professeur compte plus.
Les styles les plus méconnus - et pourquoi ils méritent d’être connus
Voici cinq styles presque inconnus en Occident, mais incroyablement riches :
- Bokator (Cambodge) : Un art de guerre complet avec plus de 1 000 techniques, incluant des frappes aux yeux, des morsures, et des projections. Protégé par l’UNESCO.
- Chidaoba (Géorgie) : Une lutte avec des gants en cuir, où les coups de pied sont autorisés, mais pas les chutes au sol. C’est un sport national.
- Systema (Russie) : Pas de formes fixes. L’entraînement est basé sur la respiration, la relaxation, et l’adaptation. Appris par les forces spéciales russes.
- Dambe (Nigeria) : Boxe traditionnelle avec les poings renforcés par des bandages de cuir. Les combats sont accompagnés de musique et de chants.
- Yiquan (Chine) : Un art qui ne pratique pas de formes. Seulement des postures statiques pour développer la force interne. Très proche de la méditation.
Ces styles ne sont pas des curiosités. Ce sont des systèmes complets de compréhension du corps et de l’esprit. Et ils sont encore vivants - parce que des gens les gardent vivants.