L’image de quelqu’un en kimono, poings serrés, faisant un salut devant une salle silencieuse aurait de quoi impressionner n’importe qui. Pourtant, peu de gens savent où tout ça a vraiment commencé. L’histoire du karaté, c’est aussi celle d’un peuple, d’une petite île, marqué par la guerre et le brassage culturel. Beaucoup s’imaginent qu’il suffit de pointer le Japon du doigt. Mais la réponse est un peu plus subtile.
En lisant « karaté », on pense tout de suite au Japon. Mais ce serait rater la partie la plus fascinante : l’île d’Okinawa. Perdue entre la mer de Chine orientale et le Japon, l’archipel des Ryūkyū (dont Okinawa est la principale île) servait de pont commercial entre la Chine et le Japon depuis le XVe siècle. Mais pourquoi Okinawa ? Parce qu’une poignée de villageois, soucieux de défendre leurs familles, ont dû apprendre à frapper vite — et fort. Suite à des interdictions strictes du port d’armes, la population locale s’est tournée vers leurs mains (d’où « kara-te », la main vide).
Okinawa n’était pas juste influencée par le Japon, mais aussi par la Chine. Les échanges commerciaux et politiques ont amené sur les plages d’Okinawa des techniques venues de Fuzhou, des styles comme le kung-fu du sud. Les Okinawaiens les ont adaptés, simplifiés, pour survivre. Quand on entend le mot "karaté", il faut juste se rappeler que la discipline ne vient pas du Japon continental mais de cet endroit reculé, 600 km au sud de Kyushu. Un tableau du nombre d’écoles de karaté à Okinawa et au Japon montre la domination initiale de l’île dans cet art :
Année | Écoles à Okinawa | Écoles au Japon continental |
---|---|---|
1900 | 12 | 0 |
1920 | 20 | 2 |
1945 | 36 | 8 |
1970 | 48 | 120 |
2020 | 110 | 4200 |
Okinawa n’a jamais cessé d’être le cœur battant du karaté. Les anciens garde encore les archives des maîtres du 19ᵉ siècle, où chaque école (Shōrin-ryū, Goju-ryū, Uechi-ryū) porte sa propre histoire familiale, transmise de génération en génération. C’est l’âme d’une culture résistante, toujours prête à se réinventer face à l’adversité.
Belle question. Vers 1920, l’Empire japonais décide de moderniser ses arts martiaux pour que chaque écolier puisse bénéficier d'une discipline. Le judo et le kendo étaient déjà validés. Un certain Gichin Funakoshi débarque à Tokyo pour présenter ce qu’il appelle alors « karate-jutsu » sur invitation du Ministère de l’Éducation. Immédiatement, le style, plus fluide et plus percussif que le judo, attire la curiosité.
Mais il y a un hic : la culture japonaise s’accommode mal des racines chinoises d’Okinawa. Pour rendre le karaté plus "nippon", on change les caractères chinois du mot « karaté » pour qu'il devienne « main vide » (空手) au lieu de « main de Chine » (唐手). Le changement est subtil, mais radical. C’est à ce moment que le karaté prend son envol au Japon, multipliant ses styles, codifiant ses katas, intégrant des ceintures comme au judo. Une majorité des figures connues aujourd’hui (Shotokan, Wado-ryu, Kyokushin) naitront seulement après cette "japonisation".
Pour ceux qui rêvent de découvrir le karaté sur place, il faut garder un détail en tête : les maîtres authentiques sont encore à Okinawa. Ils continuent d’enseigner dans des dojos familiaux, loin du show des grandes compétitions, en respectant rites et traditions qui datent souvent d’avant la Seconde Guerre mondiale. Certaines légendes racontent que les plus grands katas fiables restent intraduisibles, tant leur gestuelle a traversé d'époques et de guerres.
Les films ne racontent qu’une partie de l’histoire. Les débuts du karaté n’ont rien de glamour. Se former, c’est répéter encore et encore les mêmes gestes sur une cour en terre battue, au petit matin, sous le regard exigeant d’un sensei qui a parfois le double de votre âge. Pour durcir leurs mains, les pratiquants tapaient tous les jours sur des sacs de sable ou des troncs d'arbre, parfois jusqu'au sang. Une blague locale raconte qu'on reconnait un karatéka avancé à la forme de ses jointures.
Un entraînement typique à Okinawa, même pour les enfants, c’est d’apprendre à ramasser chaque grain de riz avec deux baguettes ou d’écrire mille fois le caractère "vide" pour travailler la patience. Le karaté traditionnel reste obsédé par la simplicité : un coup, un impact. Les vieux du coin vous diront que toute la philosophie est là : il ne s’agit pas de vaincre dix adversaires, mais d’être prêt le jour où nul autre ne viendra vous défendre.
Le karaté et les femmes ? Contrairement à beaucoup d’arts martiaux, Okinawa a connu des maîtresses redoutables. Matsumura Satoko, au début du 20ᵉ siècle, brisa plusieurs tabous locaux en devenant sensei. Aujourd’hui, près de 35% des dojos d’Okinawa accueillent des pratiquantes. Fait rare, le maître Miyagi Chojun incorporait aussi des exercices de respiration venus du yoga indien, preuve de l’ouverture d’esprit de l’île.
Des anecdotes ? Une légende raconte que lors d’une nuit d’invasion au 17ᵉ siècle, un pêcheur stoppa toute une escouade de samouraïs à mains nues. Son secret ? Il connaissait le kata Seisan, transmis secrètement de père en fils. Encore aujourd’hui, ce kata est enseigné tel quel dans les écoles Goju-ryu… preuve que les histoires traversent bien les générations.
Difficile de parler du karaté sans se perdre dans la jungle des styles. Shotokan, Goju-ryu, Shito-ryu, Uechi-ryu, Kyokushin… chaque nom cache une philosophie, un choix de techniques, mais aussi un bout de l’histoire d’Okinawa. Par exemple, Shotokan, le plus pratiqué dans le monde, mise sur la ligne et la puissance. Goju-ryu recherche l’équilibre entre la dureté (go) et la souplesse (ju). Shito-ryu mélange tout, héritant de presque tous les katas anciens de l’île. Tous ces styles naissent des mêmes racines, mais chaque maître a voulu laisser sa trace. Certains adaptent le karaté à la rue, d’autres le font glisser vers la compétition sportive.
Pourquoi autant de styles, alors ? Après la Seconde Guerre mondiale, le karaté explose à travers le monde avec les bases américaines installées à Okinawa. Des dizaines de soldats emportent l’art martial dans leur sac à dos. Chaque garde américain a reçu sa propre version, populaire sur YouTube sous forme de self-défense à l’américaine. Pendant ce temps, la fédération japonaise FJK codifie des règles pour transformer le karaté en sport olympique. Mais dans les villages reculés d'Okinawa, on cultive toujours le karaté comme un art de vie, respectueux, pur, quasi spirituel. Les différences entre karaté "ancien" et versions "modernes" sont encore visibles aujourd’hui dans la gestuelle et l’énergie des katas.
Petite astuce pour les curieux : avant de choisir un dojo, renseignez-vous sur ses origines. Un endroit qui met en avant les katas anciens d’Okinawa vous fera vivre un karaté plus traditionnel, proche de ce qui se pratiquait au tout début. Si c’est la compétition qui vous attire, cherchez le logo de la WKF (World Karate Federation) qui a adapté les règles à l’international. Ce qui rend le karaté magique, c’est la liberté de choisir son chemin, que ce soit pour s’affirmer, se défendre ou juste canaliser son énergie après une grosse journée.
Pour finir, la prochaine fois que vous verrez un film de karaté, souvenez-vous : ce n’est pas juste de la bagarre chorégraphiée. C’est l’histoire d’un petit peuple, d’une île qui a résisté aux plus grandes puissances, le tout à mains nues. Le karaté, c’est aussi ça : une philosophie, entre simplicité, force intérieure et respect de ses racines. Le tout commence et finit sur une petite île appelée Okinawa, cachée entre les vagues… et ce sont ses habitants qui ont tout inventé.
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